Clin d'œil historique d'Azélina

Le vin titube de la parcelle à l’universel

Publié le 25 novembre 2024

Azélina Jaboulet-Vercherre

Henri de Toulouse-Lautrec, Dîner chez Monsieur et Madame Natanson, 1898 Museum of Fine Arts, Houston, TX, Etats-Unis

Le clin d’œil historique

Azélina Jaboulet-Vercherre, historienne médiéviste, spécialiste de l’histoire du vin et présidente du Jury des prix de l’OIV, nous replace les problématiques actuelles de la filière dans un contexte historique.

Tout comme l’homme, le raisin est un microcosme, un monde en miniature qui ne fleurit que si l’on prend soin du macrocosme dont il est le fruit : la nature. Le vin se définit d’abord par la géographie qui l’enracine. Et pourtant, il s’est très vite inscrit dans l’économie, dévoilant sa dimension géopolitique.

La culture du vin exige un environnement stable et prospère, un équilibre défini par les premiers agriculteurs. Le territoire se transforme alors en terroir, et sa provenance, si singulière, devient le gage de sa valeur, de son potentiel commercial. Ainsi, les premiers vins voyageurs furent ceux dont la qualité était reconnue.

La vigne a cette propriété que les lieux changent beaucoup sa saveur et sa nature[1]. Albert le Grand (1200-1280) souligne ici le caractère déterminant du terroir dans la qualité, le style et la typicité d’un vin. Il nous donne à comprendre cette intersection entre le patrimoine matériel et immatériel, cet héritage qui embrasse les dimensions historiques, intellectuelles, sensorielles. Ce Docteur Universel, pionnier de l’analyse rétro-olfactive, affirme que le plaisir et le désir du vin naissent de la communion de deux sensations[2].

Dès lors, le vin ainsi tisse un lien subtil entre la matière et l’esprit, dépassant le statut de simple produit de consommation pour devenir la manifestation d’une tradition humaine millénaire, où le temps, la terre et l’âme s’entrelacent. Et comme l’a affirmé Didier Guillaume, ministre français de l’Agriculture, en 2019, « le vin n’est pas un alcool comme les autres » (Bourdin Direct, BFMTV, 16.01.2019) – une assertion qui, bien que contestable sur le plan chimique, reflète une perception culturelle.

Le vin, à la fois propriété intellectuelle et bien immatériel, devient le centre de convoitises. Considéré comme un produit de consommation et une commodité financière, il est soigneusement protégé et amélioré par des producteurs, des régions, des Etats. Des querelles surgissent : recettes plagiées, procédés copiés, noms usurpés, revendications fallacieuses sur les origines géographiques, contrefaçons d’indicateurs géographiques. Même la silhouette des bouteilles devient objet de litige[3].

Ne négligeons pas le patrimoine culturel, à la fois tangible et intangible. D’un côté, le vin lui-même, de l’autre, les savoir-faire des artisans vignerons, sont au cœur de ce trésor immatériel qui s’accompagne de rituels. Boire du vin devient alors un fait social total[4].

Le vin participe à la constitution d’une identité culturelle. Chaque dégustation devient une manière de revisiter l’histoire à travers nos sens et nos émotions. Paradoxalement, le vin, intemporel par essence, se trouve pourtant profondément ancré dans son époque, comme l’a institutionnalisé l’OIV, qui depuis 2016 (Résolution OIV-CST 518-2016) a reconnu l’importance de faire de la culture l’un des cinq piliers de son développement durable. Ce tournant souligne une approche harmonisée, adaptée aux enjeux contemporains.

En somme, le vin transcende sa réalité œnologique pour devenir un vecteur de mémoire – qu’elle soit collective, intime, ou enracinée dans la tradition et le terroir. C’est une mémoire vivante, qui témoigne des savoirs transmis, des terres cultivés, des histoires vécues.

[1] Legrand A. (1256-1257), Des végétaux, Livre VII, traité 2, chap. 4.

[2] Albert le Grand, Du mouvement des animaux, Livre 1, traité II, chap. V.

[3] Wine Law and Policy. From National Terroirs to a Global Market, edited by Julien Chaisse, Fernando Dias Simões, and Danny Friedmann, Leiden-Boston, Brill-Nijhoff, 2021, chap. 22.

[4] Expression inventée par Marcel Mauss en 1925 dans son Essai sur le don.

[5] Tel est le propos abondamment développé dans Esthétique du vin. Conversations pour amateurs, éd. Julien Gacon & Aurélie Labruyère, Grenoble, Editions Glénat, 2021.