Incidence de la vinification en grappes entières sur l’abondance de l’astilbine, un composé édulcorant

Publié le 18 septembre 2024

Marie Le Scanff, Axel Marchal

Université de Bordeaux, Bordeaux INP, INRAE, BSA, OENO, UMR 1366, ISVV, F-33140 Villenave d’Ornon – France

 

Article précédemment publié dans la revue IVES Technical Reviews *

La vinification en grappes entières est une pratique susceptible de moduler les propriétés sensorielles du vin. Des vins expérimentaux résultant de l’ajout de rafles dans différentes proportions ont été analysés afin d’y quantifier un composé sucré, l’astilbine. Une augmentation significative de sa teneur a été observée dans les vins élaborés en présence de rafles. Des expérimentations menées dans plusieurs régions viticoles ont permis de démontrer l’influence du cépage sur la teneur en astilbine, mais également sur cette augmentation.

Introduction

De la culture de la vigne au vieillissement en bouteille, de nombreux paramètres peuvent influencer les propriétés organoleptiques d’un vin. Lors de la vinification en rouge, certains vinificateurs choisissent de laisser tout ou partie des rafles au contact du jus pendant la cuvaison, il s’agit de la vinification en grappes entières. En général, seul un pourcentage des rafles est conservé ; il peut varier en fonction de l’origine des raisins, des conditions du millésime et de la maturité des raisins. Ce type de vinification est traditionnellement réalisé en Bourgogne, dans le Beaujolais ou dans la Vallée du Rhône tandis que dans les domaines bordelais, les raisins sont généralement éraflés dès réception de la vendange. L’incidence de la présence de rafles pendant la vinification a été étudiée, notamment concernant la composante aromatique des vins1 2 3. Concernant la composante gustative, certaines études ont montré que les vins vinifiés avec des rafles étaient perçus comme significativement plus astringents et légèrement amers4 5 6. La plupart de ces études ont comparé des vins issus de grappes éraflées à des vins dont la totalité des rafles avaient été conservées, sans aucun égrappage. L’astilbine, une molécule sucrée, a été identifiée comme l’un des principaux composés phénoliques présents dans les rafles78. L’objectif de ces travaux est d’étudier l’effet de la vinification en présence de rafles sur sa concentration dans les vins.

Étude générale de la contribution des rafles au cours du processus de vinification

Plusieurs expérimentations ont été mises en place en conditions réelles d’une vinification classique. Elles ont été réalisées dans deux propriétés du Bordelais, deux propriétés de Bourgogne et une propriété du Beaujolais permettant la comparaison de différents cépages, à savoir le Merlot, le Gamay et le Pinot noir. La méthode de vinification et les pourcentages de rafles conservées (de 15 à 50 % des grappes) ont été choisis selon le jugement du vinificateur. Pour chaque cuve contenant des rafles, il y avait une cuve témoin de raisins de même origine mais éraflés. Le même protocole de vinification ayant été appliqué aux deux cuves, la présence de rafles est le seul paramètre qui change d’une modalité à l’autre. 

La moyenne du pH, du degré alcoolique et des teneurs en astilbine, mesurés sur des échantillons prélevés à la fin du processus de vinification, a été calculée (Figure 1). Les modalités présentant un certain pourcentage de rafles ont été regroupées et appelées « avec rafles ». Les vins issus de grappes éraflées ont été désignés sous le nom de modalité « éraflée ».

Figure 1. Moyenne du pH, du degré alcoolique et des concentrations en astilbine dans les vins issus des 13 expérimentations.

L’application d’un test statistique n’a montré aucune différence significative entre les modalités concernant le pH et le degré alcoolique. L’ajout de 15 à 50 % de rafles lors de la vinification ne semble pas avoir d’effet sur ces paramètres dans ces expérimentations, contrairement à ce qui est parfois entendu sur une prétendue baisse du TAV. En revanche, les teneurs en astilbine sont significativement plus élevées dans les vins vinifiés avec rafles. La valeur moyenne calculée pour les vins issus de la modalité avec rafles est de 24,3 ± 12,1 mg/L, supérieure à la concentration moyenne de 19,7 ± 10,9 mg/L trouvée dans les vins issus de la modalité éraflée. Ces résultats montrent que la présence de rafles lors de la vinification augmente les teneurs en astilbine. En outre, ces concentrations sont supérieures au seuil de détection gustative, de 5,7 mg/L, mesuré en solution modèle de vin. L’astilbine pourrait donc contribuer directement au goût sucré des vins analysés.

Comparaison de la teneur en astilbine en fonction du cépage

Les résultats des expérimentations peuvent être distingués en fonction du cépage (Figure 2A). Les teneurs moyennes étaient plus élevées dans les vins de Gamay et de Pinot noir que dans les vins de Merlot, ce qui rejoint les observations d’une étude précédente9. En revanche, l’augmentation de la teneur en astilbine due aux rafles est, en valeur relative, plus importante pour le Merlot que pour le Gamay et le Pinot noir. En effet, la présence de rafles lors de la vinification a apporté en moyenne 36 % d’astilbine en plus pour le Merlot, contre 21 % pour le Pinot noir et 12 % pour le Gamay (Figure 2B).

Figure 2. A : Concentrations moyennes en astilbine selon le cépage. B : Différence (%) calculée entre les deux modalités.

Localisation de l’astilbine dans les différents constituants de la grappe en fonction du cépage

La méthode de quantification de l’astilbine dans le vin a été adaptée pour l’étude des différents constituants de la grappe, à savoir la pulpe, les pépins, les pellicules et les rafles. Ainsi, dix grappes de Pinot noir, de Merlot et de Gamay ont été analysées. Globalement, la quantité d’astilbine apportée par les rafles au niveau de la grappe (5,6 ± 1,2 μg/g d’extrait frais) était proche de celle apportée par les pellicules (6,3 ± 2 μg/g d’extrait frais). Cependant, cette proportion peut différer en fonction du cépage étudié (Figure 3). La proportion en astilbine trouvée dans les pellicules de Pinot noir était de 59 % et de 52 % pour le Gamay, contre 34 % pour les pellicules de Merlot. Celle située dans les rafles de Merlot était significativement plus élevée (65 %) que pour le Gamay (45 %) et le Pinot noir (38 %). Pour la pulpe et les pépins, les proportions d’astilbine étaient inférieures à 3 %. Cela signifie que pour une grappe de Gamay et de Pinot noir, la proportion d’astilbine provient pour moitié de la rafle et pour moitié de la pellicule, alors que pour le Merlot, les deux tiers de l’astilbine totale d’une grappe se trouvent dans la rafle. Ces résultats permettent d’expliquer les observations précédentes, à savoir la différence de concentration plus faible en astilbine entre la vinification éraflée et la vinification avec rafles du Pinot noir et du Gamay par rapport au Merlot. Il n’en demeure pas moins qu’en valeur absolue, les vins de Pinot noir et de Gamay restent plus riches en astilbine que ceux de Merlot, que ce soit avec ou sans rafles utilisées pendant la vinification.

Figure 3. Proportions en astilbine localisées dans les pellicules et dans les rafles en fonction des différents cépages.

Conclusion

Ces différentes études ont montré que l’ajout de rafles au cours de la vinification apportait un composé phénolique à saveur sucrée, l’astilbine. En outre, l’augmentation de sa concentration varie en fonction du cépage. L’influence de la vinification en grappes entières sur les propriétés sensorielles des vins, notamment sur la sucrosité, devra être précisée afin de déterminer son effet sur le goût. En effet, les rafles peuvent également libérer des composés amers et astringents, mais aussi apporter des nuances végétales. Leur utilisation doit donc être raisonnée et la connaissance sur les composés sapides et odorants associés à leur présence doit être approfondie.

Remerciements : Les travaux de Marie Le Scanff ont été financés par la Chaire Denis Dubourdieu – Fondation Bordeaux Université et par le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux. Les auteurs remercient par ailleurs le Château des Jacques, le Domaine Boris Champy et la Maison Louis Jadot pour les échantillons de Pinot noir et de Gamay.

Références :

1 Hashizume, K., & Samuta, T. (1997). Green odorants of grape cluster stem and their ability to cause a wine stemmy flavor. Journal of Agricultural and Food Chemistry, 45(4), 1333‑1337. https://doi.org/10.1021/jf960635a

2 Poitou, X., Redon, P., Pons, A., Bruez, E., Delière, L., Marchal, A., Cholet, C., Geny-Denis, L., & Darriet, P. (2021). Methyl salicylate, a grape and wine chemical marker and sensory contributor in wines elaborated from grapes affected or not by cryptogamic diseases. Food Chemistry, 360, 130120. https://doi.org/10.1016/j.foodchem.2021.130120

3 Spranger, M. I., Clímaco, M. C., Sun, B., Eiriz, N., Fortunato, C., Nunes, A., Leandro, M. C., Avelar, M. L., & Belchior, A. P. (2004). Differentiation of red winemaking technologies by phenolic and volatile composition. Analytica Chimica Acta, 513(1), 151‑161. https://doi.org/10.1016/j.aca.2004.01.023

4 Casassa, L. F., Dermutz, N. P., Mawdsley, P. F., Thompson, M., Catania, A. A., Collins, T. S., Ashmore, P. L., du Fresne, F., Gasic, G., & Peterson, J. C. D. (2021). Whole cluster and dried stem additions’ effects on chemical and sensory properties of Pinot noir wines over two vintages. American Journal of Enology and Viticulture, 72(1), 21‑35. https://doi.org/10.5344/ajev.2020.20037

5 Casassa, L. F., Sari, S. E., Bolcato, E. A., Diaz-Sambueza, M. A., Catania, A. A., Fanzone, M. L., Raco, F., & Barda, N. (2019). Chemical and Sensory Effects of Cold Soak, Whole Cluster Fermentation, and Stem Additions in Pinot noir Wines. American Journal of Enology and Viticulture, 70(1), 19‑33. https://doi.org/10.5344/ajev.2018.18014

6 Pascual, O., González-Royo, E., Gil, M., Gómez-Alonso, S., García-Romero, E., Canals, J. M., Hermosín-Gutíerrez, I., & Zamora, F. (2016). Influence of Grape Seeds and Stems on Wine Composition and Astringency. Journal of Agricultural and Food Chemistry, 64(34), 6555‑6566. https://doi.org/10.1021/acs.jafc.6b01806

7 Souquet, J.-M., Labarbe, B., Le Guernevé, C., Cheynier, V., & Moutounet, M. (2000). Phenolic Composition of Grape Stems. Journal of Agricultural and Food Chemistry, 48(4), 1076‑1080. https://doi.org/10.1021/jf991171u

8 Fayad, S., Le Scanff, M., Waffo-Teguo, P., & Marchal, A. (2021). Understanding sweetness of dry wines : First evidence of astilbin isomers in red wines and quantitation in a one-century range of vintages. Food Chemistry, 352, 129293. https://doi.org/10.1016/j.foodchem.2021.129293

* La Revue Française d’Œnologie a noué un partenariat avec IVES : l’International Viticulture and Enology Society. IVES publie le journal technique : IVES Technical Reviews (disponible en 6 langues), ainsi que le journal scientifique Œno One IVES et IVES Conference Series, un portail dédié aux communications issues des congrès scientifiques de la filière vitivinicole.

Marie Le Scanff, Axel Marchal

Université de Bordeaux, Bordeaux INP, INRAE, BSA, OENO, UMR 1366, ISVV, F-33140 Villenave d’Ornon – France