1 EGFV, Univ. Bordeaux, Bordeaux Sciences Agro, INRAE, ISVV, F-33882 Villenave d’Ornon, France
2 Biogéosciences UMR 6282 CNRS uB, Université de Bourgogne, 6 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon, France
3The New Zealand Institute for Plant and Food Research Limited, Blenheim 7021, Nouvelle-Zélande
4Château La Tour Carnet, 33112 Saint-Laurent-Médoc, France
*auteur correspondant : vanleeuwen@agro-bordeaux.fr
Article déjà publié dans la revue IVES Technical Reviews *
Résumé
L’évaluation de l’état hydrique de la vigne est nécessaire pour comprendre l’effet du sol et du climat, ainsi que celui des pratiques viticoles, sur le rendement et la qualité du vin. Parmi les indicateurs disponibles, la discrimination isotopique du carbone (δ13C) mesurée sur le moût à maturité est facile à utiliser, fiable et peu coûteuse. Comme il fournit une évaluation a posteriori de l’état hydrique de la vigne pendant la période de maturation du raisin, il peut être utile pour évaluer l’effet des pratiques viticoles saisonnières et pour cartographier l’état hydrique du vignoble. Les applications possibles et les limites de cette technique sont discutées dans cet article.
Évaluation de l’état hydrique de la vigne
L’état hydrique de la vigne est un paramètre clé en viticulture, qui affecte à la fois la croissance de la vigne, le rendement et le potentiel qualitatif du raisin. L’état hydrique de la vigne dépend de la disponibilité en eau du sol (en relation avec sa capacité de rétention en eau), des paramètres climatiques (précipitations et évapotranspiration potentielle), du système de conduite (densité de plantation, surface foliaire par hectare), du génotype (porte-greffe et cépage) et des interventions annuelles (gestion du sol, opérations en vert).
De nombreuses méthodes d’évaluation de l’état hydrique de la vigne ont été développées et peuvent être regroupées suivant trois approches : (1) mesures basées sur l’eau dans le sol, (2) modélisation du bilan hydrique, et (3) mesures effectuées sur la vigne. La précision des approches basées sur le sol et la modélisation est limitée par la difficulté de l’évaluation de la capacité de rétention d’eau du sol (réserve utile). Celle-ci dépend fortement de la profondeur d’enracinement, un paramètre qui n’est pas facilement mesurable sur le terrain. Les indicateurs mesurés directement sur la vigne, en revanche, intègrent naturellement la capacité de rétention en eau du sol de la zone racinaire de la vigne et fournissent donc des résultats plus fiables. On les appelle aussi indicateurs physiologiques et on peut citer l’évaluation du potentiel hydrique par chambre à pression, qui est largement utilisée pour déterminer le potentiel foliaire de base (mesuré en fin de nuit) ou de tige (mesuré en début d’après-midi sur des feuilles préalablement ensachées). La discrimination isotopique du carbone (δ13C), mesurée sur un prélèvement de raisin à maturité, est un indicateur de l’état hydrique de la vigne complémentaire, qui présente un fort potentiel d’application pour la gestion technique du vignoble. Bien que les premiers articles sur cette technique aient été publiés il y a plus de 20 ans (Gaudillère et al., 2002), elle n’est toujours pas largement adoptée par les praticiens.
Le principe de la discrimination isotopique du carbone
Les isotopes d’un élément ont le même nombre de protons, mais un nombre différent de neutrons, et donc une masse atomique différente. Il existe trois isotopes du carbone, mais seuls 12C et 13C sont stables dans l’environnement, ce qui les rend utiles pour l’étude des processusdits de discrimination isotopique dans la nature. Le 12C représente 89,9% du carbone du CO2 atmosphérique et le 13C seulement 1,1%.
Au cours de la photosynthèse, les plantes utilisent préférentiellement le CO2 contenant du 12C. Ce processus est appelé la « discrimination isotopique », car le 13C est laissé de côté au profit du 12C. Par conséquent, les rapports 13C/12C dans les sucres produits sont inférieurs à ceux du CO2 atmosphérique.
Lorsque les plantes rencontrent un déficit hydrique, les stomates se ferment. Dans ces conditions, la discrimination isotopique en faveur du 12C est réduit et les produits de la photosynthèse sont plus riches en 13C. Au cours de la maturation, ces sucres s’accumulent dans le jus du raisin, ce qui fait que le rapport 13C/12C mesuré dans ce jus permet de savoir si les vignes ont été soumises à un déficit hydrique et, le cas échéant, d’en déterminer l’intensité (van Leeuwen et al., 2009).
Le rapport 13C/12C peut être mesuré par spectrométrie de masse isotopique avec une grande précision. Ce rapport est comparé à un étalon dont le rapport 13C/12C est connu ; cette comparaison s’exprime dans une valeur appelée δ13C :
où :
- Rs est le rapport isotopique 13C/12C dans l’échantillon
- Rb est le rapport isotopique 13C/12C de l’étalon (une roche calcaire où ce rapport est particulièrement stable).
Certains laboratoires proposent l’analyse par infra-rouge à transformée de Fourrier (IRTF, généralement un appareil de type FOSS), mais cette méthode est à éviter car elle est nettement moins fiable que la spectrométrie de masse isotopique.
Classification des niveaux de contrainte hydrique
Le δ13C mesuré sur le moût de raisin à maturité varie entre -28‰ pour les vignes sans déficit hydrique, jusqu’à -20‰ pour les vignes souffrant d’un stress hydrique sévère. La classification de l’intensité du déficit hydrique dans cette fourchette diffère un peu d’une publication à l’autre. Les valeurs du δ13C sont légèrement influencées par la variété de vigne, ce qui peut expliquer ces différences (Plantevin et al., 2022). Les seuils du tableau 1 sont calculés à partir de van Leeuwen et al. 2009 et Santesteban et al. 2015 et s’appliquent à des régions à climat tempéré. Des valeurs seuils plus précises, spécifiques au site et à la variété, peuvent être obtenues localement en combinant les mesures de δ13C et de potentiel hydrique. Globalement, une variation de 1‰ de δ13C correspond à une différence de ⁓0,2 MPa (soit 2 bars) de la valeur du potentiel hydrique de tige minimum mesuré au cours de la saison (Brillante et al., 2020).
Tableau 1 – Valeurs seuils correspondant à des niveaux de contrainte hydrique du δ13C mesuré dans le moût, le vin ou l’eau de vie, en comparaison avec des seuils du potentiel tige et du potentiel de base.
La mesure du δ13C est effectuée sur des échantillons de moût de raisins prélevés entre trois semaines après la mi-véraison et la récolte. Les échantillons sont préparés par centrifugation suivi du pipetage d’une quantité précise de moût dans une petite capsule en étain, puis envoyés à un laboratoire équipé d’un spectromètre de masse isotopique pour l’analyse. Il est possible de congeler une fraction du moût prise sur des contrôles de maturité classiques pour préparer l’échantillon plus tard, et ainsi réaliser l’analyse en décalé par rapport au pic d’activité des laboratoires. Le laboratoire qui prépare l’échantillon à analyser peut être différent de celui qui fait l’analyse. La combinaison avec des prélèvements réalisés pour d’autres analyses est un gain de temps et d’argent. Toutefois, même si seulement une petite quantité de jus (+/- 5 μL) est nécessaire pour les analyses et peut être pris sur un échantillon du contrôle de maturité, ces échantillons doivent être représentatifs des vignes ou des parcelles étudiées. Une des limites actuelles de la mise en œuvre de la mesure du δ13C est le nombre restreint de laboratoires qui proposent cette analyse, même si leur nombre est en augmentation.
La signature δ13C du sucre de raisin est conservée dans l’éthanol du vin, bien que la fermentation induise un décalage de +1,7‰ (Gowdy et al., 2022 ; tableau 1). Par conséquent, l’analyse δ13C peut également être effectuée sur le vin afin de connaître a posteriori l’état hydrique de la vigne qui a produit le vin étudié (Picard et al., 2017 ; Martin et al., 2020). Il devient ainsi possible de connaître l’état hydrique de la vigne pour une série d’années, ce qui permet de faire le lien entre l’intensité de la contrainte hydrique et la qualité du millésime, ou la composition du vin.
Applications de la mesure de l’état hydrique de la vigne avec le δ13C
Le δ13C est un indicateur intégratif de l’état hydrique de la vigne pendant la période de chargement en sucre du raisin, qui s’étend approximativement d’une semaine avant la mi-véraison à trois semaines après la mi-véraison. Cette période correspond, dans la plupart des cas, au mois d’août, une période clé durant laquelle l’état hydrique de la vigne peut affecter le potentiel de rendement et la qualité du vin.
L’état hydrique de la vigne, qui varie en fonction de paramètres climatiques et de la réserve en eau du sol, est un élément clé pour comprendre le fonctionnement des terroirs viticoles. Le δ13C est un indicateur facilement accessible pour intégrer ce paramètre dans les études sur le sujet. Comme il est peu couteux (entre 20 et 30 €HT/échantillon), il peut également être utilisé pour évaluer l’impact des pratiques de gestion du vignoble sur l’état hydrique de la vigne (utilisation de couverts végétaux, travail du sol, effeuillage…), ou pour cartographier l’état hydrique de la vigne à l’échelle de la parcelle ou d’un domaine viticole (van Leeuwen et al., 2009, figure 1A). Logiquement, l’état hydrique de la vigne est en relation avec la réserve utile du sol et ces cartes sont de véritables outils pour connaître le fonctionnement du terroir (Figure 1B). De ce fait, sur une propriété, les zones avec une contrainte hydrique plus forte ou plus faible sont les mêmes tous les ans, même si l’intensité de la contrainte hydrique varie en fonction de la climatologie du millésime. Il n’est donc pas nécessaire de réaliser ce type de carte tous les ans.
Ces cartes de l’état hydrique de la vigne sont très utiles pour affiner le choix du matériel végétal et les stratégies de gestion technique. Dans les zones sèches du domaine de la Figure 1, il est recommandé d’utiliser des porte-greffes résistants à la sécheresse pour éviter un stress hydrique excessif. Dans les zones sans contrainte hydrique, la qualité du vin peut être affectée par une disponibilité excessive de l’eau et peut être améliorée par la mise en place d’un enherbement concurrentiel.
Au niveau intra-parcellaire, la cartographie de l’état hydrique de la vigne avec le δ13C peut être intégrée dans une approche de viticulture de précision, notamment pour expliquer la variabilité spatiale de la vigueur de la vigne ou des composés phénoliques du raisin (Brillante et al., 2020). Lorsqu’il est mesuré sur le vin (voir les seuils d’interprétation spécifiques, tableau 1), le δ13C permet de retracer l’état hydrique de la vigne qui a produit le vin. Cela peut être utilisé pour étudier l’effet de l’état hydrique de la vigne sur les paramètres liés à la qualité, comme les arômes (Picard et al., 2017).
Limites de l’évaluation de l’état hydrique de la vigne avec le δ13C
Le δ13C représente l’état hydrique de la vigne pendant la période d’accumulation du sucre dans le raisin. Il ne permet donc pas d’évaluer les déficits hydriques précoces, ni de rendre compte des déficits hydriques survenant après le chargement en sucre dans les raisins. Il y a également un effet cépage, ce qui fait qu’il faut être prudent lorsqu’on compare des valeurs obtenues sur plusieurs cépages (Plantevin et al., 2022). L’analyse du δ13C par spectrométrie de masse n’est actuellement proposée que par un nombre limité de laboratoires commerciaux, mais elle sera plus largement disponible à mesure que la demande augmentera.
Conclusions
Il est essentiel de pouvoir caractériser l’état hydrique de la vigne pour comprendre comment le terroir et les pratiques viticoles influencent le potentiel de rendement et de qualité du vin. Il permet aussi d’évaluer objectivement dans quelle mesure le changement climatique modifie la contrainte hydrique subie par la vigne. La mesure du δ13C sur le moût de raisin ou sur le vin est un indicateur de l’état hydrique de la vigne facile à mettre en œuvre et peu coûteux, qui devrait être très largement utilisé. Il suffit d’envoyer une fraction du moût prélevée au cours des contrôles de maturité à un laboratoire équipé pour avoir un résultat sur l’état hydrique de la vigne qui est relativement facile à interpréter.
Références
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– van Leeuwen, C., Trégoat, O., Choné, X., Bois, B., Pernet, D., &
Gaudillère, J. P. (2009). Vine water status is a key factor in grape ripening
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– Zufferey, V., Verdenal, T., Dienes, A., Belcher, S., Lorenzini, F., Koestel, C., Blackford, M., Bourdin, G., Gindro, K., Spangenberg, J., Rösti, J., Viret, O., Carlen, C. & Spring, J. L. (2020). The influence of vine water regime on the leaf gas exchange, berry composition and wine quality of Arvine grapes in Switzerland. OENO One, 54(3), 553-568. https://doi.org/10.20870/oeno-one.2020.54.3.3106
* La Revue Française d’Œnologie a noué un partenariat avec IVES : l’International Viticulture and Enology Society. IVES publie le journal technique : IVES Technical Reviews (disponible en 6 langues) mais aussi le journal scientifique Œno One IVES et IVES Conference Series, un portail dédié aux communications issues des congrès scientifiques de la filière vitivinicole.