Pourquoi analyser le vin ?
L’analyse du vin ne se résume pas à une simple curiosité académique ou à un plaisir intellectuel et esthétique. Elle répond à des enjeux règlementaires et techniques et a des conséquences économiques et environnementales majeures. Dès Napoléon III, Louis Pasteur a été sollicité pour étudier les maladies du vin. Pour cela il a développé, en son temps, des techniques et innovations pour comprendre les maladies du vin. Tout au long du XXème siècle, les scientifiques du vin, dont les œnologues, ont œuvré à décrire avec précision la composition des raisins et des vins que ce soit par l’analyse chimique ou par la dégustation.
Quels sont les enjeux de cette quête ? La compréhension de la composition du vin est un outil pour en sécuriser la qualité, elle permet de lutter contre les défauts (par définition opposés à l’expression du terroir) mais aussi d’anticiper les modifications dues aux évolutions climatiques et aux modifications des pratiques et des consommations. Le vin est un élément fondamental du patrimoine culturel et gastronomique de nombreux pays. Il incarne un savoir-faire, une identité et un lien profond avec la terre. Il s’agit de conserver et protéger cette identité dans un contexte de production en mutation (changements climatiques, réduction des intrants chimiques, préservation de la biodiversité).
Dans ce contexte, le premier quart du XXIème siècle est clairement celui de l’émergence marquante de l’intelligence artificielle (IA) dans toutes les sphères de la vie sociale et économique. La puissance et l’accessibilité de cette approche de traitement des données pourrait devenir un allié de l’œnologie moderne ou bien un ennemi s’il venait à être mal utilisé. Dans tous les cas, il est exclu d’en ignorer l’existence, il importe de s’y intéresser, d’en comprendre les forces et les limites.
Dans le monde de l’analyse chimique et sensorielle du vin l’intelligence artificielle (IA) pourrait jouer un rôle en apportant des solutions innovantes dans plusieurs domaines tels que la prédiction de la qualité, la conservation de l’identité, la gestion de la vinification et l’aide à la décision œnologique (assemblages, choix de protocoles de vinification), la connaissance du vignoble et optimisation des soins portés à la vigne, lutte contre la fraude, aide à la recommandation pour le consommateur. Dans ce cadre se pose la difficile question : « L’IA pourrait-elle remplacer le dégustateur ? ». Si l’acte de déguster reste encore un acte rapide, simple et plus représentatif de la réalité de la perception humaine, nous nous devons de faire une synthèse des avancées liées à l’IA en analyse sensorielle pour mieux entrevoir les perspectives dans le domaine de l’œnologie et de la dégustation.
La correspondance entre le monde physique et le monde perceptuel n’est pas triviale
Une utilisation de l’IA en œnologie et en analyse sensorielle est sous-tendue par le principe que les dimensions chimiques et sensorielles du vin peuvent être entièrement digitalisées. Avant de voir les progrès récents (et les limites) dans ce domaine, prenons l’exemple de la perception des couleurs et l’impact de sa modélisation digitale. La connaissance de la physique ondulatoire a permis d’établir que chaque couleur est associé à une longueur d’onde et peut être représentée dans un espace de couleur numérique (de type L.a.b. par exemple). Ce codage de la couleur en paramètre simple a permis d’unifier la représentation des couleurs mais surtout de développer des outils pour à la fois quantifier (spectromètre) et reproduire fidèlement la couleur pour l’œil humain (écran LCD).
A l’image de la perception des couleurs, peut-on digitaliser la perception des odeurs ? Existe-t-il une relation simple entre la chimie d’une molécule et sa perception pour rendre possible sa numérisation ? Peut-on prédire et modéliser la perception olfactive d’une molécule ou d’un mélange de molécules ? Les connaissances importantes en chimie analytique pourraient nous laisser penser que la tâche est aisée, mais c’est sans compter un détail important : notre système olfactif et les récepteurs olfactifs qui sous-tendent le fonctionnement de notre système olfactif n’analyse pas les molécules odorantes selon les mêmes règles que la chimie. A titre d’exemple, deux composés phénoliques très proches du point de vue analytique comme l’eugénol et la vanilline (qui diffèrent seulement d’un groupement alcène pour l’un et aldéhyde pour le second) sentent respectivement le clou de girofle et la vanille. Inversement, des molécules très différentes du point de vue de leur poids moléculaire et structure (comme le benzaldéhyde et le cyanure) peuvent évoquer une odeur très proche d’amande amère. Les premiers travaux de modélisation prédictive de l’odeur d’une molécule ont mis en évidence ce problème : la caractérisation d’une molécule selon les principes de chimie analytique ne permet pas d’accéder au sens biologique et perceptuel de cette molécule. En partant d’une bibliothèque de plusieurs milliers de molécules odorantes utilisées en parfumerie, ces études ont développé un modèle d’apprentissage machine pour croiser les descripteurs sensoriels avec près de 4885 descripteurs chimiques de chimiométrie et évaluer si une odeur (ou une famille d’odeurs similaires) pourrait être associée à une combinaison non-linéaire de paramètres chimiométriques (Khan et al., 2007 Journal of Neurosci; Haddad et al., 2008 Nature Methods ; Keller et al., 2017 Science). Résultat : à part pour quelques familles particulières (comme la famille des composés soufrés), le niveau de prédiction est très faible et seul semble se dégager une prédiction du caractère agréable ou de l’intensité de l’odeur.
Mais une nouvelle marche a été franchie récemment avec l’arrivée de nouveaux modèles de réseaux de neurones artificiels construits pour traiter des données complexes structurées en graphes. Les graphes sont des outils mathématiques pour structurer des données complexes en représentant les objets et les relations entre eux, pour représenter par exemple les connexions qui existent dans un réseau social ou un réseau de transport. Dans le cas de la prédiction des odeurs, l’idée décisive a été d’appliquer cette représentation en graphes à chaque atome d’une molécule odorante, pour offrir une toute nouvelle logique de représentation de l’architecture d’une molécule. En croisant ces représentations en graphes avec les descripteurs olfactifs d’une bibliothèque de plus de 5000 odeurs, ce travail d’apprentissage machine, initié par une équipe des laboratoires Google et mené par le mathématicien Alex Wiltschko et le biologiste John Mainland, a réussi alors le tour de force d’arriver à un niveau de prédiction jamais atteint, capable de prédire l’odeur d’une molécule mais aussi la proximité olfactive avec d’autres molécules (Lee, Mathew et al., 2023 Science). De ce modèle peut être extrait un espace d’odeurs dans lequel la distance entre deux molécules est fonction de leur proximité sensorielle. Pour tester la robustesse du modèle, les chercheurs ont aussi testé les capacités de prédiction du modèle sur des molécules que le modèle n’avait jamais analysées : les chercheurs ont choisi 55 molécules de synthèse qu’ils ont soumis à un panel humain, puis ont comparé les descripteurs prédits par le modèle et ceux proposés par le panel. La correspondance est frappante : le modèle est capable de prédire les descripteurs les plus utilisés par le panel. Ce tour de force ouvre potentiellement la possibilité non seulement de prédire l’odeur de nouvelles molécules, mais aussi de créer de nouvelles molécules dont l’odeur se rapproche d’une molécule existante. En intégrant aussi les connaissances des chaînes de réactions métaboliques, l’équipe a aussi montré que des composés odorants proches dans leur espace d’odeurs sont plus susceptibles d’être métaboliquement étroitement lié. Dit autrement, la proximité sensorielle entre deux molécules odorantes est en partie liée à la proximité métabolique (Quian et al., 2023 eLife). Au final, ces travaux illustrent comment un changement de paradigme dans la représentation des données (ici de la représentation classique de chimiométrie à une représentation originale en graphes) constitue une marche décisive pour digitaliser des données complexes. De ces découvertes est née une start-up, Osmo, qui continue d’avancer pour tenter de digitaliser les odeurs.
Car le chemin n’est pas terminé et de nouveaux challenges de prédiction sont sur la table. En effet, dans le monde olfactif réel, les odeurs qui nous parviennent ne sont pas constituées d’une seule molécule mais d’un mélange de plusieurs dizaines (voire centaines dans le cas d’un vin ou d’un spiritueux). Or de ces mélanges, notre système olfactif génère une perception globale synthétique (du zeste d’une orange nous ne percevons qu’une seule odeur et pas l’odeur des 30 à 50 composés qui s’en échappent) qui n’est pas la résultante d’une simple addition mais d’interactions non-linéaires (synergie, masquage, antagonisme) entre molécules au niveau des récepteurs olfactifs de notre nez. Le succès à venir des modèles de prédiction de l’odeur d’un mélange reposera certainement sur une meilleure connaissance des interactions agonistiques et antagonistiques des molécules odorantes avec chacun de nos 400 récepteurs olfactifs.
L’autre enjeu est aussi celui de la variabilité inter-individuelle de notre perception, qui est particulièrement marquée dans le système olfactif, avec en cause notamment un polymorphisme génétique important dans la famille des récepteurs olfactifs (deux personnes prises au hasard dans la population humaine ont au minimum un tiers de leur récepteurs olfactifs qui diffèrent fonctionnellement l’une de l’autre !) ainsi qu’une variabilité culturelle et sémantique — les odeurs n’ont pas de noms propres, une odeur porte le nom de l’objet ou du contexte qui lui donne naissance, et qui peut être très distinct d’un pays à l’autre et induire une divergence dans le choix et l’usage des descripteurs olfactifs.
La dégustation est la rencontre entre un vin et une personne dans un contexte précis. Donc les dimensions génétiques, culturelles et contextuelles seront importantes à prendre en compte pour personnaliser une recommandation de vin assisté par IA.
Peut-on connaitre l’identité d’un vin à l’aide de l’IA ?
De multiples travaux ont eu pour objectif de répondre à cette question avec un certain succès. Une de ces études publié dans Communication chemistry en décembre 2023 (DOI: 10.1038/s42004-023-01051-9) a rassemblé l’Unité de Recherche œnologie – ISVV – Université de Bordeaux et le Pr. Alexandre Pouget – Université de Genève. Nous avions choisi de travailler avec 80 vins issus de 7 châteaux du bordelais et produits au cours de 12 millésimes anciens 1990 à 2012. Les données étaient toutes anonymes. D’anciennes données d’analyses de vins ont été rassemblées (il s’agit de chromatogrammes bruts issus de l’analyse des arômes). Cet article présente le potentiel des approches d’intelligence artificielle, et en particulier du « machine learning », pour analyser des ensembles de données complexes et en extraire des informations souvent invisibles par les méthodes analytiques traditionnelles. L’expérience a permis de montrer la capacité des systèmes de traitement de données à identifier des groupes cohérents dans un ensemble de données, en l’occurrence des groupes de châteaux, à partir de caractéristiques mesurables des échantillons. De plus, les modèles in silico entraînés ont montré une aptitude remarquable à réattribuer des échantillons inconnus aux groupes corrects, sans erreur. Ces résultats illustrent l’efficacité du « machine learning » pour révéler des relations implicites dans les données. Cependant, l’application de ces techniques à l’identification des millésimes a révélé une précision moindre, avec un taux de succès de 50%. Ce résultat est conforme à la compréhension œnologique actuelle, qui reconnaît que le goût du vin résulte de l’interaction complexe entre le terroir, le millésime et l’évolution du vin au fil du temps. Cette interaction rend difficile l’identification précise des millésimes à partir de ces seules données analytiques, ce qui souligne la complexité de la tâche. Dans le domaine des spiritueux, une étude similaire a été réalisée avec des whiskeys, associant « machine learning » et données analytique de composition moléculaire obtenues par spectrométrie de masse (GC-MS). Le modèle montre des performances d’identification satisfaisantes ainsi que des capacités de prédiction des 5 meilleurs descripteurs de familles aromatiques (fruité, boisé, par exemples) en relative cohérence avec les familles proposées par un panel de dégustateurs (Singh et al., 2024 Communication Chemistry).
Des nouvelles perspectives
Les perspectives offertes par cette recherche sont nombreuses, notamment dans le domaine de la viticulture. Les résultats suggèrent que les laboratoires d’analyse pourraient développer l’exploitation de leurs données et pourraient bénéficier considérablement des capacités actuelles de calcul et de traitement de données. Le secteur viticole, confronté à divers défis comme la contrefaçon, les changements climatiques et l’évolution des préférences des consommateurs, pourrait tirer parti de ces outils d’intelligence artificielle. Ces technologies pourraient ainsi soutenir une prise de décision éclairée, en particulier en ce qui concerne l’adaptation.
Conclusion
En conclusion, l’intelligence artificielle est loin de remplacer le dégustateur mais il pourrait être un allié de premier plan. Ces outils ne sont plus l’apanage des laboratoires de recherches, ils s’immiscent doucement dans les pratiques œnologiques du quotidien. Cette petite révolution pourrait fournir aux viticulteurs, vinificateurs et œnologues des informations précieuses pour orienter les choix techniques, aidant à la résilience de la filière. Il est essentiel que ces outils soient accessibles et économiquement viables, afin d’assurer leur adoption et leur intégration efficaces dans les pratiques professionnelles existantes. De manière connexe, ces outils de calcul vont rendre certaines méthodes obsolètes. L’intelligence artificielle ne remplacera pas l’œnologue, mais l’œnologue de demain doit intégrer ces nouvelles technologiques numériques dans son travail pour rester performant. Ces outils seront des assistants pour le traitement et l’analyse des données multifactorielles, pour la recherche et l’accès immédiat à l’information, ou pour le développement et optimisation de certains processus. Le vin et sa production est un processus complexe, qui implique des données multiples, allant de la météo à la microbiologie en passant par la chimie, la physiologie végétale et les descripteurs d’analyse sensorielle, tout ça avec une composante d’évolution temporelle. Le vertige face à cette complexité d’information nous pousse parfois à prendre des décisions de manière intuitive et empirique, voire à reproduire un schéma déjà utilisé. Or, le développement d’outils numériques appliqués à l’œnologie et leur disponibilité actuelle offrent des perspectives formidables et sans précédent pour donner du sens à ces données complexes multidimensionnelles et mieux entrevoir les chemins vers la qualité du vin dans un monde qui change.
Forum Œnologues de France au salon Vinitech
Cet article reprend le forum organisé par les Œnologues de France le 27 novembre 2024 dans le cadre du salon Vinitech de Bordeaux, présenté par Emmanuelle Fourteau (à droite).

Lire les autres résumés des conférences Œnologues de France tenues lors du Vinitech-Sifel 2024 :
- Les conférences organisées par les Œnologues de France
- La baisse de la consommation de vin rouge : tendances mondiales et particularités françaises, par Nans Brochart (FranceAgriMer)
- Profil produit : les vins rouges de Bordeaux face à leurs concurrents, par Laurent Charlier (Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux)
- L’évolution des vins rouges : l’œnologie au service des nouveaux consommateurs, par Stéphane Queralt (Gérard Bertrand)
- Désalcoolisation et vin Bio, par Stéphane Becquet (Vignerons Bio Nouvelle-Aquitaine)
- Se lancer dans la désalcoolisation, par Pascal Mondin (Bordeaux Families)
- « Parce que moi aussi, j’aime le vin », par Frédéric Chouquet-Stringer (Zenothèque)