Table ronde DUAD

« Comment parler du vin en 2024 – 50 années d’évolution du discours sur le vin »

Tel était le thème de la table ronde organisée par l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin de Bordeaux le 4 juillet dernier, à l’occasion du cinquantième anniversaire de son Diplôme universitaire d’aptitude à la dégustation (DUAD). Le discours s’éloigne des descripteurs classiques pour évoluer vers la notion de plaisir.
Publié le 31 juillet 2024

Catherine Bioteau

Deux sommeliers, une vigneronne, une journaliste auteure et un scientifique, se sont attelés à répondre à cette question.

Pour Xavier Thuizat, meilleur sommelier de France 2022 et meilleur ouvrier de France 2023, le rôle du sommelier n’est plus de décrire les vins dégustés « toutes les descriptions sont déjà sur des sites comme Vivino », la vraie valeur ajoutée d’un discours de sommelier est de parler du lieu d’élaboration du vin, parler du vigneron. « Mon métier c’est être un prescripteur de plaisir. » Et surtout avec des mots simples, insiste-t-il. Car pendant des années l’univers du vin, jugé trop élitiste, a éloigné les consommateurs. « A nous maintenant de sortir les rames pour les y ramener. »

Autre évolution dans le discours, le bannissement de l’impératif : « On ne dit plus vous devez gouter ce vin, c’est une grande cuvée » mais on suggère, en demandant d’abord au consommateur ce qu’il aime.

Il faut être très sincère dans le discours, cohérent avec soi-même, confirme Philippe Bourguignon, ancien directeur du restaurant parisien Le Laurent, on ne vend bien que ce que l’on connait, « on est riche de ce que l’on a bu » et « on a le devoir de transmettre sans être obséquieux ». Le sommelier, aujourd’hui à la retraite, rappelle les différentes modes de discours sur le vin qu’il a connues tout au long de sa carrière. : « Au début on dégustait au tastevin, on ne parlait pas arômes.  Il a fallu Jules Chauvet, Jacques Puisais ou encore le verre Inao, pour changer les choses et dans les années 70 on a focalisé sur le nez. En ce moment on tend à limiter le nez et détailler les sensations de bouche. » Et d’ajouter malicieusement « On devrait réussir à trouver un équilibre. »

Le ressenti et le contexte

Dans son domaine en Côtes du Rhône septentrionales (Domaine Georges Vernay), Christine Vernay a choisi de parler du vin à ses visiteurs essentiellement avec son ressenti. « Je pense que je m’éloigne de la technique, sauf si on me questionne, je parle cuture du vin, évolution… » L’élitisme est à proscrire, « c’est l’échec de la pensée, on doit permettre cette compréhension par tous ». Bien sûr le discours a évolué avec les connaissances et l’expérience mais l’essentiel est dans la sincérité. « La dégustation reste un plaisir même avec des connaissances et j’aime voir des étoiles dans les yeux des consommateurs. »

Le discours sur le vin des critiques a aussi ses particularités. « Nous les critiques, parlons du vin à quelqu’un qui n’est pas devant nous, explique Jane Anson, à la fois journaliste critique et auteure de livres sur le vin. Je ne peux pas me restreindre à mon seul avis sur un vin, il me faut communiquer sur le contexte de ce vin. En tant qu’auteure, j’aime raconter l’histoire d’une région, les faits qui pèsent encore aujourd’hui. »

La tendance est donc à limiter les termes techniques, pourtant les descripteurs techniques ont énormément évolué avec le temps. « On connait de plus en plus de composants qu’on ignorait il y a 20 ans, comme le furfurylthiol (grillé, torréfié) », rapporte Philippe Darriet, enseignant-chercheur et directeur de l’ISVV. Et les découvertes ne vont pas s’arrêter là. « Des travaux de recherche sont menés aujourd’hui sur les interactions entre composés ».

Pendant une période on a beaucoup parlé des arômes, poursuit le chercheur, car la perception olfactive est facile et il y a eu des travaux de recherche. Les sensations gustatives sont plus difficiles à qualifier, mais les choses pourraient changer, des travaux nous ont récemment resensibilisés à la sucrosité des vins sans sucre.

Le replay de la table ronde est à retrouver ici.

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Et le cerveau dans tout ça ?

Le gout du vin n’est pas que dans le verre mais aussi dans la tête, a expliqué Pierre-Marie Lledo, professeur à l’Institut Pasteur et directeur du département de neurosciences. Les premières découvertes concernant les récepteurs dans le cerveau découlent des travaux transdisciplinaires de Pasteur sur la stéréoisomérie des molécules. Selon leur organisation en trois dimensions, les molécules n’ont pas le même goût.
Historiquement l’odorat a longtemps été déprécié. Pour certains comme Freud, l’humain se devait de refouler son animalité et donc son odorat. C’est pourtant l’un des sens le plus important pour la survie de l’espèce. Il se développe dès la 11e semaine de vie d’un fœtus et occupe 400 récepteurs dans le cerveau là où la vision n’en nécessite que trois et les sensations gustatives une trentaine.
Concernant l’odorat, l’humain possède plusieurs récepteurs pour une même molécule odorante et un même récepteur peut recevoir plusieurs molécules odorantes différentes. Une expérience olfactive déclenche toujours deux voies différentes dans le cerveau : une analyse par le cortex qui relie à la mémoire et à la représentation de l’odeur, et une analyse par l’amygdale, zone cérébrale dédiée aux émotions.

50 ans de DUAD à Bordeaux : une dégustation anniversaire d’exception

En matière de cours de dégustation, l’ISVV a mis la barre très haut à l’occasion du cinquantenaire de son Diplôme universitaire d’aptitude à la dégustation, avec une séance unique couplant molécules pures et vins d’exception.

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Êtes-vous sensible ou pas à la ß-ionone et à son arôme de violette ? A celui des éthyl-phenols ? Avez-vous identifié individuellement les différentes molécules liées à l’élevage sous bois : vanilline, whisky-lactone, eugénol, furfurylthiol ? Avez-vous déjà bien mesuré l’effet cumulatif lié à la dégustation de molécules astringentes, comme l’alun de potassium ?

« La dégustation à l’aveugle de molécules pures est au cœur de la formation au DUAD, explique Axel Marchal, professeur et responsable pédagogique du DUAD. Elle donne des références et permet à chacun de connaître ses points forts et ses points faibles et d’améliorer ces derniers. C’est un entrainement important et pourtant sous-estimé par les professionnels du vin. Les musiciens font leurs gammes, les basketteurs professionnels s’exercent aux lancers de panier, les professionnels du vin doivent aussi s’entrainer à la dégustation et à la dégustation de molécules pures.  Il n’y a pas de dégustateur de vin inné parfait. Il faut du travail et une bonne connaissance de soi. »

On sait que tous les dégustateurs ne sont pas sensibles aux mêmes molécules et aux mêmes perceptions. « Pour certaines molécules, on mesure un facteur 1000 entre les seuils de perception des dégustateurs les moins sensibles et ceux des plus sensibles ».  Pour la ß-ionone, l’arôme de violette, on observe deux types de population, l’une fortement sensible, l’autre très peu sensible. « Mais ce n’est pas désespéré pour les dégustateurs insensibles, rassure l’expert :  on peut s’entrainer avec des concentrations élevées. »

Autre intérêt de la dégustation de molécules pures : mesurer la variation des descriptifs associés à chacune d’entre elles. Ainsi « l’hexanoate d’éthyle rappellera soit la fraise mûre, soit l’ananas, selon les habitudes alimentaires », poursuit Axel Marchal. Et d’insister sur l’influence de la perception visuelle sur le descriptif associé : « Si l’on ajoute un colorant jaune à la solution d’héxanoate d’éthyle, le descriptif le plus nommé sera l’ananas alors que si on ajoute un colorant rouge, ce sera la fraise. Le goût de l’humain se construit dans le cerveau des dégustateurs. »

Quant aux défauts, « on nous fait souvent ce procès : de quel droit décrétez-vous qu’une odeur est un défaut ou non ? ». Et là, il faut s’entendre sur la définition du défaut : « le défaut ce n’est pas la mauvaise odeur, qui dépend des goûts de chacun, estime Axel Marchal. Le défaut est la molécule banalisante, qui entraine une standardisation des vins en nivelant, en effaçant les autres arômes, comme les éthyls-phénolsOn a le droit d’aimer certains défauts. »

Après l’effort, le réconfort : la dégustation s’est poursuivie par une masterclass de grands vins de cabernet sauvignon de terroirs et millésimes différents (Penfolds 2021, Chapellet Winery 2013, Chateau Léoville Las Cases 2000), puis de grands vins de pourriture noble (Domaine du Clos Naudin 2016, Château d’Yquem 2005, Egon Muller 2005).

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